Mollusques exploités par les sociétés précolombiennes en Caraïbe insulaire
Un nombre croissant de sites et d’assemblages témoignent des multiples rôles joués par les mollusques chez les sociétés précolombiennes amérindiennes des Antilles, entre 5000 BC et le XVe siècle de notre ère (périodes précéramique et céramique). Ils ont été utilisés à la fois comme ressource alimentaire, matière première, supports symboliques et éléments d’échanges 123.
Les mollusques : ressource alimentaire
Aux périodes précéramique et céramique, les populations précolombiennes antillaises combinent la chasse, la pêche et la collecte de ressources animales et végétales. Ces dernières, d’origine marine ou terrestre, sont collectées sur place (espèces autochtones) mais aussi introduites ou échangées d’une île à l’autre et avec le continent sud-américain 456.
Durant la période précéramique, ces ressources sont exploitées par les groupes de chasseurs-cueilleurs. À la période céramique, ce sont les populations de potiers sédentaires qui les exploitent encore tout en pratiquant également l’agriculture et l’horticulture selon un mode de vie de type néolithique.
Au second rang après les poissons, les mollusques marins et terrestres constituent une ressource non négligeable. Ils complètent l’exploitation d’une faune terrestre dépourvue de mammifères de grande taille et de prédateurs : petits rongeurs, oiseaux, amphibiens, reptiles. Ils se caractérisent par un fort endémisme, une faible diversité et leur vulnérabilité face aux pressions de prédation anthropiques.
Rares sont toutefois les sites archéologiques présentant des amas coquilliers au sens strict. Mais les dépotoirs domestiques comprennent toujours une quantité élevée de vestiges coquilliers appartenant à une grande variété d’espèces (en moyenne de 50 à plus de 100 sur chaque site) 7.
Le lambi (Strombus gigas) constitue l’essentiel de l’apport alimentaire. Ce gros gastéropode est une espèce phare de par la masse de chair qu’elle fournit. Sa collecte est aisée dans les herbiers infralittoraux et la qualité de sa coquille en fait également une bonne source de matière première.Les autres taxons exploités sont surtout des gastéropodes comme le burgo (Cittarium pica), les nérites (Nerita peloronta, N. versicolor notamment) mais aussi des chitons (surtout Acanthopleura granulata) ramassés sur les zones du médio-littoral rocheux. On trouve des espèces voisinant avec le lambi dans les herbiers comme les astrées (Astraea caelata, A. tuber) ou les turbos (Turbo castanea, T. canaliculatus).
Des bivalves sont également exploités. Ils proviennent de différents milieux d’habitat : fonds sableux depuis la zone de battement des vagues (Donax denticulatus, Tivela mactroides) ; plusieurs mètres de profondeur comme les lucines (Lucina pectinata) ou les arches (Anadara notabilis) ; fonds vaseux comme les chaubettes (Anomalocardia brasiliana) ; mangrove comme l’huître de palétuvier (Crassostrea rhizophorae).
Dans les campements considérés comme périodiques de la période précéramique, l’exploitation est souvent ciblée sur une ou deux espèces de grande taille, disponibles dans le proche environnement des sites : le lambi (Strombus gigas), des bivalves de grande taille comme la palourde (Codakia orbicularis) ou l’arche zébrée (Arca zebra).Sur le gisement de Baie Orientale (île de Saint-Martin), daté entre 800 et 400 BC 8 9, quelques espèces ont été ciblées : en nombres d’individus ce sont les nérites (Nerita peloronta, N. versicolor), le burgo (Cittarium pica) et le lambi (Strombus gigas) qui prédominent 10. Ce dernier a toutefois fournit l’essentiel de l’apport carné ; il était ciblé à la fois pour la consommation (animaux cuits dans leur coquille sur des lits de pierres chauffées dont on a retrouvé les vestiges) et pour la production d’outils (utilisation de la coquille). Ces activités auraient pu influencer en grande partie la localisation du site, fréquenté à plusieurs reprises, de manière périodique 89 10.
Pour le début de la période céramique (entre 500 BC et 650/800 AD), plusieurs sites correspondant à des villages sédentaires montrent des schémas similaires d’exploitation des mollusques et plus généralement des invertébrés incluant les crustacés 7. Bien que les espèces les plus productives soient souvent présentes, notamment Cittarium pica et Strombus gigas, elles ne sont pas nécessairement ciblées. Les ressources les plus accessibles du médio-littoral rocheux et des zones fluviales terrestres dominent, avec une collecte vraisemblablement à l’avenant de gastéropodes de tailles variables (burgo Cittarium pica, nérites Nerita peloronta, N. versicolor) et de chitons complétée par l’exploitation du lambi 7. Les invertébrés terrestres jouent également un rôle important (crabes terrestres et gastéropodes fluviatiles comme Neritina punctulata) et les bivalves sont quasiment absents. Ce schéma semble témoigner d’une économie homogène, encore peu diversifiée et ne divergeant pas selon les contingences/possibilités locales. Il est cohérent avec un contexte de colonisation circonscrite à quelques îles, pour cette période, maintenant une certaine cohésion culturelle.
Durant le reste de la période céramique (jusqu’au XVe siècle), l’exploitation des mollusques évolue en parallèle à des changements économiques et culturels profonds : diversification et moindre cohésion culturelles, intensification de l’occupation, appauvrissement éventuel de certaines ressources terrestres, etc. Une diversification des prises, collectées dans des environnements variés, apparaît en parallèle à une adaptation de la collecte aux contingences locales. Toutefois, en particulier dans les Petites Antilles, la préférence est donnée aux espèces de bivalves (Donax denticulatus, Anomalocardia brasiliana, Lucina pectinata, etc.) présents en bancs denses et permettant une collecte en masse. Si leur contribution en termes d’apport carné reste sans doute modeste en comparaison des poissons, ces espèces grégaires, aisées à collecter en grandes quantités, sont souvent privilégiées. Cette notable augmentation du rôle des bivalves prend place à une période où des îles précédemment non occupées sont colonisées tandis que l’occupation s’intensifie sur les îles occupées antérieurement. En Martinique notamment, entre 450 et 1400 AD, l’importance croissante des bivalves semble accompagner une augmentation du nombre de sites et leur spécialisation fonctionnelle 1112. La relation exacte entre ces processus n’est pas claire mais la prédilection pour des ressources denses est globalement cohérente avec l’intensification de l’occupation.
Les mollusques : matière première
La coquille des mollusques, en particulier du lambi, représente également un matériau apprécié et valorisé par les sociétés Amérindiennes précolombiennes des Antilles. Cette matière première fourni le support de productions variées et soignées. Dans le domaine de l’outillage, divers outils tranchants (probables herminettes, ciseaux, etc.) sont produits sur les labres du lambi (Strombus gigas), du strombe laiteux (Strombus costatus) ou encore des casques (Cassis sp.) 13 10. Les coquilles de divers taxons servent également d’outils expédients qui sont plus difficiles à identifier. De nombreux autres éléments sont produits dont la fonction demeure encore inconnue.
Dans le domaine de la parure et des symboles, les sites livrent des éléments variés, parfois très standardisés, d’ornementation (perles, pendentifs, plaquettes, etc.) et d’incrustation ainsi que des éléments figuratifs à portée probablement symbolique.
Certains coquillages, en l’occurrence des moules d’eau douce à la coquille nacrée et brillante, sont suffisamment valorisés pour être échangés sur de longues distances, depuis le nord du continent sud-américain jusqu’aux Antilles pour y être utilisés comme pendentifs. Ces échanges impliquent sans doute à la fois des interactions socio-économiques complexes entre plusieurs groupes et des déplacements importants sur l’ensemble de l’archipel.Les mollusques : indicateurs paléo-environnementaux
Les mollusques fournissent également des données sur les environnements naturels littoraux, marins et terrestres. Dans le cadre de l’analyse d’assemblages archéologiques, le filtre anthropique intervient et les données observées en sont en partie le reflet Elles permettent néanmoins d’envisager la gestion que les populations ont fait des espaces naturels, les impacts qu’elles ont pu y générer et fournissent un aperçu des caractéristiques et de l’évolution des communautés de mollusques et des environnements naturels 14.
En contexte naturel, les données viennent en complément d’autres démarches paléoenvironnementales pour affiner la perception des dynamiques d’évolution des milieux naturels, en relation ou non avec les activités anthropiques. Par exemple, l’observation des coquillages apporte des informations complémentaires aux données de la géomorphologie et de la sédimentologie dans le cas de la lagune de Grand’Case à Saint-Martin où un programme de recherche dirigé par Dominique Bonnissent tente de comprendre la fermeture de la lagune côtière sur les 4000 dernières années contemporaines de l’occupation précolombienne 15.